À Lyon, l’identification et l’étude de centaines d’édifices urbains contenant du pisé de terre invite à porter un nouveau regard sur la place de ce matériau dans les villes anciennes.
par Emmanuel Mille, architecte du patrimoine, doctorant au Laboratoire CRAterre (Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Grenoble)
[Article initialement publié dans la revue Maisons Paysannes de France, n° 215, mars 2020, p. 28-30]
Une présence en milieu urbain oubliée
La construction en pisé de terre est souvent associée au bâti vernaculaire des campagnes lyonnaises. Ce bâti peine encore à être reconnu d’un point de vue patrimonial, son image étant ternie par des pratiques inappropriées. Néanmoins, son omniprésence ne peut être ignorée.
La situation est très différente en milieu urbain. À Lyon, la pierre de taille n’est pas courante et les façades du bâti ordinaire sont traditionnellement enduites, masquant les matériaux de construction. La ville reste marquée par les inondations de 1840 et de 1856 qui ont causé l’effondrement de centaines de bâtiments en pisé, principalement dans des quartiers alors en cours d’urbanisation, comme la plaine de Vaise et le quartier des Brotteaux. Par la suite, l’utilisation du pisé de terre a été sévèrement réglementée par un arrêté du Préfet de Vaïsse (1856), souvent interprété à tort comme une « interdiction ».
Pour beaucoup d’habitants, de chercheurs ou de praticiens, le bâti en pisé aurait ainsi disparu du paysage urbain lyonnais, effacé par les crues, son « interdiction » ou le renouvellement urbain.
Une redécouverte
Dans plusieurs quartiers, une observation attentive du bâti ancien laisse entrevoir une autre réalité. Ça et là, des lacunes d’enduits font apparaître du pisé. Des élévations plus importantes en terre sont parfois furtivement identifiables lors de chantiers de ravalements de façades. Ces observations montrent également que les critères couramment mis en avant pour l’identification du pisé en secteur rural (forte épaisseur des murs avec un fruit en partie basse, taille réduite des baies, encadrements en bois, larges trumeaux, etc.) ne sont pas applicables en milieu urbain, au risque de laisser de côté de nombreux bâtiments.
À Lyon, les murs en pisé, souvent dépourvus de fruit, ont une épaisseur semblable à celle de la maçonnerie de moellon de pierre (40 à 50 cm). Le bâti est parfois composite, car une façade sur rue en pierre (enduite ou non) n’exclut pas des façades sur cour ou des murs pignons en pisé de terre. Des témoignages d’habitants, d’agents des collectivités ou d’entrepreneurs font également état de la présence de pisé de terre dans des murs intérieurs, parfois même dans des immeubles de plusieurs étages !
Des centaines d’édifices identifiés
La présence de pisé de terre dans le bâti urbain de Lyon est-elle liée à des catégories de bâtiments, des secteurs géographiques ou des époques particulières ? Une telle question peut sembler vertigineuse face aux difficultés d’identifications évoquées et à l’étendue de l’agglomération lyonnaise.
Afin de multiplier le nombre d’informateurs potentiels et ainsi élargir le champ d’investigation, un inventaire participatif du pisé urbain de l’agglomération lyonnaise a été mis en place en 2016, en collaboration avec le Musée des Confluences de Lyon. Les contributions apportées via cet inventaire et les dynamiques qui l’ont accompagné ont permis d’identifier 800 édifices sur le territoire de la Métropole, dont 400 sur celui de la commune de Lyon, y compris dans des quartiers inscrits sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO.
Une riche tradition constructive lyonnaise
Ces constructions sont de types variés : maisons modestes (jusqu’à deux étages), murs de clôtures, anciens bâtiments ruraux, bâtiments publics ou religieux, bâti industriel, mais aussi des immeubles de rapport parfois très élevés (voir supra).
Ce corpus a été étudié grâce à des outils variés : analyses morphologiques du bâti, études cartographiques (notamment par croisement de plans anciens), recherches archivistiques. Il en ressort une grande diversité de types et d’époques.
Du Moyen Âge jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, l’utilisation du pisé de terre semble réservée au bâti des secteurs moins densément construits, notamment des faubourgs de la ville. Des maisons mitoyennes de faubourg sont ainsi construites en pisé le long des « grandes rues ».
Le pisé n’est pas réservé au bâti populaire, puisqu’il est également présent dans des maisons des champs édifiées par de riches lyonnais aux abords de la ville.
Face à l’explosion démographique que connaît Lyon à partir du XVIIIe siècle, la ville s’urbanise au-delà de ses remparts. Promu par le constructeur et théoricien lyonnais François Cointeraux, le pisé est très utilisé au XIXe siècle en raison de son faible coût, de sa mise en œuvre rapide et de son incombustibilité. Sur les 400 édifices identifiés à Lyon, environ deux tiers datent du XIXe siècle. Nombre de logements populaires (maisons et immeubles de rapports), ateliers ou murs de clôture sont ainsi édifiés.
Autour de la ville continuent de se construire de riches maisons bourgeoises en pisé de terre décoré. Ce matériau est également utilisé dans certaines églises de quartiers populaires ou établissements privés tels que des cliniques ou pensionnats.
Grandes hauteurs
Du pisé de terre a également été identifié dans plusieurs dizaines d’immeubles dits « Canuts ». Ces édifices emblématiques de Lyon, souvent très élevés (jusqu’à 6 étages, avec des pièces de 4 mètres sous plafond) ont été principalement construits en haut des pentes et sur le plateau de la Croix-Rousse dans la première moitié du XIXe siècle. Ils accueillaient des logements-ateliers d’ouvriers tisserands de la soie. Les façades principales, en pierre, sont très ouvertes afin de laisser entrer un maximum de lumière. Certains murs pignons ou refends sont en revanche réalisés en pisé, vraisemblablement pour réduire les coûts de la construction [image 7]. Les élévations en pisé de terre enduit peuvent ainsi atteindre 25 mètres de haut !
Utilisé jusqu’à la fin du XIXe siècle
Contrairement aux idées reçues, le pisé de terre ne cesse pas d’être utilisé sur le territoire de la commune de Lyon après « l’interdiction » de 1856. Il demeure très présent dans l’urbanisation de nouveaux quartiers tout en subissant une concurrence de plus en plus forte de nouveaux matériaux, à commencer par le pisé de mâchefer (la terre étant remplacée par un mélange de chaux et de résidu de combustion du charbon) et le « béton-pisé » (mélange de ciment et granulats). Ces nouveaux matériaux sont peu coûteux, plus résistants que la terre et font appel pour leur mise en œuvre aux mêmes outils et gestes que le pisé de terre. Petit à petit, ils viennent à le remplacer. Les dernières constructions en pisé de terre réalisées à Lyon datent des années 1890-1900.
Des spécificités patrimoniales à prendre en compte
Dans le contexte de la crise écologique actuelle, la redécouverte du pisé de terre à Lyon est symptomatique d’un nouvel intérêt pour les matériaux de construction de la ville ancienne. Bien qu’ils ne soient pas toujours visibles, ils sont porteurs de valeurs patrimoniales et écologiques. En outre, leur identification est fondamentale pour assurer une bonne conservation des édifices.
S’agissant du pisé de terre, le cas de Lyon n’est pas isolé : ce matériau est attesté dans de nombreuses villes de la région, telles que Thiers, Montbrison, Roanne, Valence, Bourgoin-Jallieu ou la Tour-du-Pin. Dans le midi méditerranéen, la présence de maçonneries en terre massive (bauge et pisé) dans des quartiers médiévaux ne cesse d’être révélée par des archéologues depuis une vingtaine d’années à Perpignan, Béziers, Carcassonne, Narbonne ou Carpentras, pour ne citer que les plus grandes villes.
La mise en perspective de ces nouvelles données invite à une relecture des valeurs patrimoniales portées par ces bâtiments trop souvent déconsidérés. En outre, il est essentiel d’intégrer les spécificités du pisé (comportement hygrothermique, fragilité à l’humidité) dans les outils de gestion urbaine pour assurer la bonne conservation et la mise en valeur de ce bâti.